Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Revue de Presse
Tags
Print Friendly, PDF & Email
Sur le même sujet

Jours de pénitence à Cracovie – Réviviscence d’une mélodie

Continuum 17 | Traduction: Estelle Levi

L’unique mélodie de ma mère qu’il me reste en mémoire enregistré est celle du bedeau de la synagogue du Rem’ah [Rabby Moshe ben Israël Isserlis] à Cracovie, circulant la nuit dans les rues du vieux ghetto de Kazimierz, frappant aux volets des maisons et appelant aux Selihot, les pénitences, « Yidelekh, yidelekh, tayere koshere yidelekh, shteyen oyf, shteyen oyf lavoydes haboyre uleslikhes » (Juifs, juifs, chers et cachères, levez-vous, levez-vous, pour le culte et les pénitences).

Ma mère a quitté sa ville natale tant aimée le 18 octobre 1944, par train, du camp de Płaszów pour Auschwitz. Depuis, elle n’y a plus remis les pieds. Les souvenirs de la belle ville, les boulevards de platanes, le fleuve, le palais, les nombreuses synagogues, le lycée hébraïque, l’opéra, le tennis, le mouvement de jeunesse sioniste, tout cela a rempli notre maison à Tel-Aviv d’un tumulte de vie trépidante. Sur ce qui s’est passé par la suite, ma mère a gardé le silence.

En 2007, j’ai été invitée à un échange culturel par l’Institut polonais. J’ai accepté à condition qu’en parallèle à la visite officielle, je puisse également participer à la Marche du souvenir de la déportation des Juifs de Cracovie. En 1942, les Juifs ont été expulsés de chez eux vers le secteur de Podgórze clôturé en ghetto, et en 1943, après une série d’actes meurtriers, ceux qui restaient ont été déportés à pied vers le camp de travaux forcés de Płaszów, construit, sur l’inspiration sadique de son commandant, Amon Göth, sur le cimetière juif.

La Marche du souvenir de Płaszów était fixée au dimanche matin. Je suis arrivée à Cracovie par le train de Varsovie avant le début du Shabbat. Sur le quai m’attendait Sylvia, l’accompagnatrice officielle, une petite femme svelte dans un manteau à carreaux à la beauté polonaise parfaite. J’ai descendu mes valises, m’excusant de leur poids avec embarras. Il m’était difficile d’expliquer que, de peur de revenir sur les pas de ma mère et de mon frère de huit ans assassiné, prise de panique par la réincarnation des âmes que je venais d’enclencher, j’ai emporté dans mon périple tous les livres sans lesquels sûrement je ne pourrais survivre : Kafka, Rilke, Gebirtig, Primo Levi, Szymborska, Bruno Schultz, Viktor Frankl, un livre de prières, Mikraot Gedolot, Noam Elimélekh du rabbin de Lizhensk, un lot qui pèse près de trente kilos…

Dans sa délicatesse, Sylvia a gardé le sourire, même lorsque nous sommes arrivées dans sa petite voiture au coffre plein à un petit hôtel sans ascenseur de Kazimierz, le vieux ghetto, et même lorsque nous avons traîné avec nonchalance l’énorme valise, étage après étage. Mais là, c’est moi qui ai craqué. Devant la minuscule chambre qui m’avait été attribuée, sombre, avec une lucarne éclairant à peine la vieille tapisserie, j’ai su qu’après trois jours ici, dont celui de la Marche de la résurrection des morts, il faudrait m’interner sur-le-champ. Sylvia, la responsable, suait à grosses gouttes. Shabbat approchait. Et seulement par chance, il s’est révélé qu’une chambre plus grande dans un hôtel éloigné de quelques ruelles venait de se libérer.

Nous sommes donc sorties, Sylvia avec les bagages à main et moi avec la valise-recueil de littérature universelle se dodelinant sur les pavés des vieilles rues. Soudain, en plein effort de navigation de la valise au détour d’une rue, la poignée s’est cassée. La valise s’est arrêtée, la poignée orpheline restant dans ma main.

« Qu’allons-nous faire ? » Sylvia était paniquée, étourdie par ces pérégrinations juives.

« Ce n’est rien », l’ai-je rassurée. « Je vais porter la valise comme ça », dis-je en soulevant mon fardeau.

Mais l’inquiétude de Sylvia ne diminuait pas, les gouttes de sueur perlaient de son front, et toute sa fine personne respirait le désespoir.

Je devais l’encourager, je le savais, et soudain, dans un éclair, une chanson m’est revenue à l’esprit. « Ça me rappelle une chanson en yiddish ! » ai-je dit, en entonnant d’un souffle coupé par l’effort la valse d’amour : « Moi sans toi et toi sans moi c’est comme une poignée sans porte. »

Et ainsi, le long des rues étroites Estery et Jozefa, tenant d’une main le lourd fardeau et de l’autre la poignée orpheline, j’ai traîné l’immense valise comme si de rien n’était et j’ai chanté « Ikh on dir un du on mir iz vi a kliamke on a tir ketzele, faygele, mayn. » Le mot « kliamke », qui signifie poignée, ajouté à la douceur de la valse, a réussi à calmer Sylvia, qui s’est mise à fredonner elle aussi le refrain à la beauté irrésistible.  

Le soir du shabbat, après la prière à l’ancienne synagogue du Rem’ah, j’ai été invitée à un dîner organisé par le jeune rabbin Boaz Pash, envoyé d’Israël, dans une salle au sommet de la synagogue, Hochschule, en partie délaissée. Un assortiment singulier d’invités était convié au repas frugal disposé sur des tables recouvertes de nappes en papier. Deux ou trois anciens de la communauté, solitaires, parlant des fragments de yiddish, quelques femmes enthousiastes, de celles ayant découvert récemment que sous leur biographie polonaise se dissimule depuis soixante ans une petite fille juive cachée et qui s’efforcent à présent de faire le pont d’une vie entière, un groupe de non-Juifs de France et de Pologne réunis à Cracovie pour une rencontre de bonne volonté et quelques jeunes ayant eux aussi découvert un beau jour que dans leurs veines coule du sang juif en héritage, rassemblés dans un organisme du nom de « cholent ». Ce sont eux qui ont fait l’effort de servir le dîner à cet attroupement atypique.

J’étais assise en bout de table, face aux Français. Le jeune rabbin s’est tourné avec une douceur paternelle vers les membres de la communauté, a béni, a repris avec eux les airs connus, les encourageant à prendre la parole. Et là, entre les plats frugaux, un jeune Américain tout juste arrivé à Cracovie s’est levé pour un « sermon ». Pendant un instant, il a semblé se retrouver à sa fête de bar-mitsvah, mais, puisant apparemment son inspiration littéraire dans Henry Miller, le jeune homme a fait passer l’histoire de la synagogue aux toilettes, détaillant les gémissements de son oncle se masturbant dans l’une des cabines. Alors qu’un sourire pervers illuminait le visage du jeune homme, la porte de la salle s’est ouverte et deux toques de fourrure d’un mètre de haut sont entrées, avec en dessous deux Juifs à la barbe blanche revêtus de lévites. « Le rabbin de Galicie et son bedeau », d’après le murmure qui passait entre les convives. Le rabbin, nommé (et payé) par New York, a prononcé un court sermon d’une voix de stentor avant d’entamer un chant d’une voix tonitruante. Au début, le bedeau barbu s’est uni à lui, mais lorsque quelques dames enthousiastes ont poussé la chanson, le bedeau a pris la porte, avant d’être rejoint par le rabbin croulant sur le poids de sa toque colossale.

Après le sermon sur les toilettes et le départ des toques, les convives semblaient accablés et confus.

Soudain, le rabbin s’est exclamé,

« Michal, chantez votre chanson. »

De quoi parle-t-il, me suis-je demandé.

« Quelle chanson ?

– Celle que vous avez chantée dans la rue aujourd’hui.

– Comment ? Comment le savez-vous ?

– Je passais par là et je vous ai entendu chanter. Et alors je vous ai reconnue. »

Les circonstances de ma visite à Cracovie me revenaient en tête de plein fouet, ce qui avait été raconté, ce qui avait été tu, les affres de la communauté, l’insistance du rabbin, et j’ai su que je n’avais pas le choix.

J’ai chanté la valse d’amour en yiddish. Dès la première fois, les convives fredonnaient avec moi. « Encore une fois », a demandé le rabbin, et la fois d’après, tout le monde chantait, se balançant de part et d’autre, « Ikh on dir un du on mir… » Et la troisième fois, ils se sont levés pour danser autour des tables, le jeune rabbin en tête.

Cet écho soudain à mon vécu personnel m’a stupéfait. Et alors, lorsque la danse s’est arrêtée, par un élan soudain, j’ai déclaré « J’ai une autre chanson ! D’ici, de Cracovie. »

Les femmes enthousiastes, les anciens et le rabbin se sont tournés vers moi lorsque j’ai entonné le chant du bedeau de la synagogue du Rem’ah, résonnant à mon oreille avec la voix de ma mère, « Yidelekh, yidelekh, tayere koshere yidelekh, shteyen oyf, shteyen oyf lavoydes haboyre uleslikhes », – Juifs, juifs, chers et cachères, levez-vous pour le culte et les Selihot.

Les convives encore debout tournaient la tête, à l’écoute, les femmes âgées aux joues écarlates, la jeunesse enflammée, les quelques vieux juifs fredonnant en yiddish, et le jeune rabbin Israélien reprenant avec moi la mélodie chassée et oubliée des rues du vieux ghetto de Cracovie « Yidelekh, Yidelekh… ».

A une heure tardive, nous sommes sortis cheminant vers la place Szeroka, au cœur de Kazimierz. La grande place était vide. « Comment était-ce ? » a demandé le rabbin, avant d’entonner dans l’obscurité « Yidelekh ». D’autres voix l’ont rejoint, « Yidelekh, yidelekh, tayere koshere yidelekh, shteyen oyf, shteyen oyf lavoydes haboyre uleslikhes », pour le culte et les pénitences…

La façade de la synagogue du Rem’ah a émergé de l’obscurité, avec son porche imposant, donnant sur le vieux cimetière, fermé à cette heure-ci. Et dans la réviviscence d’une mélodie résonnait encore au-delà de la destruction et après tant d’années le chant du bedeau de la synagogue du Rem’ah qui passe entre les rues dans la nuit, frappe aux volets et réveille les endormis – morts et vivants – pour les pénitences.