« La femme de Ioannina », cette photo que j’ai vue, ne me quitte plus. Elle est entourée de membres de la communauté juive, quelques instants à peine avant leur déportation vers les camps de la mort. Elle lève la tête et son visage révèle ses yeux implorants. En 2009, lors de la découverte de cette photo, Fani Haïm a été reconnue par sa petite fille. Fani Haïm, rescapée d’Auschwitz, est décédée en 2008. Le regard sadique de l’officier S.S. qui l’a cernée derrière sa caméra marque l’exclusion de Fanny et des Juifs de Ioannina de la famille des humains et leur rejet comme des déchets qu’il faut éliminer. Mais, Fani Haïm, à travers la photo, ses yeux emplis d’humanité, perce la lentille réificatrice de l’officier nazi. Elle nous attire vers elle et nous nous joignons tous ensemble à son destin tandis qu’elle ne cesse de nous dire et redire : souvenez-vous – et que ce souvenir devienne l’outil de résistance contre l’éradication de l’homme et un symbole de respect pour l’humain.
Soixante-dix ans après la Shoah, face à la disparition progressive de la génération des survivants qui portent en eux la marque de l’horreur, la question se pose – comment pourrons-nous transmettre la mémoire de la Shoah à ceux qui n’y étaient pas, aux générations futures ? Quel sera le contenu de la transmission de la mémoire de la Shoah au cours des générations à venir ?
Plus de soixante-dix ans plus tard, il semblerait que la monstrueuse leçon de la Shoah n’a pas été assimilée. Bien que profondément forgé dans la terminologie, le mot « Génocide » n’a pas empêché l’élimination des peuples face à un monde qui se tait. La fondation de l’État d’Israël a changé d’un bout à l’autre le destin du peuple juif qui n’est plus une minorité affaiblie et persécutée mais une nation qui défend son existence et détient l’une des armées les plus puissantes du monde. Mais le séisme qui a mené à la destruction du tiers du peuple juif et a secoué de la manière la plus absolue tous les fondements de la société, n’a pas abouti à une prise de conscience radicale sur le plan individuel et politique. Les aspirations nées au lendemain de la guerre et visant à poser un frein légal, pédagogique et politique à l’aide des institutions de l’ONU ainsi que la signature de Pactes en faveur des Droits de l’homme et des réfugiés s’émiettent sous nos yeux.
Les soixante-dix ans qui ont succédé la fin de la Seconde Guerre mondiale, révèlent que, malgré les nobles aspirations faisant suite à la Shoah, cet évènement insensé de l’anéantissement de l’Homme et de la culture, cette monstruosité magistrale, n’a pas choqué l’humanité. La mémoire de la Shoah n’a généré aucun TIKOUN ou repentir au sein des hommes et de la société et n’a pas transformé le monde une fois pour toutes.
Au cœur de la Shoah, les Juifs ne se considéraient pas comme des martyrs et leurs souffrances et leur mort ne symbolisaient pas un témoignage de sacralité. Au contraire, face à l’anéantissement, ils ont lutté pour leur âme et leur vie, sous toute forme de résistance physique et spirituelle.
Les survivants qui portaient en eux le devoir de transmettre la mémoire de la Shoah se sont exprimés de façon virulente : « Nous, la génération des rescapés de la Shoah, sommes en voie de disparition. Dans quelques années à peine, il n’y aura plus personne sur terre qui pourra témoigner et dire : « je me souviens de ce qui s’est passé pendant la Shoah« . Il ne restera que les mémoires écrites et des travaux de recherches, des photos, des films et les documents de témoignage des survivants. C’est à ce moment-là que la mémoire de la Shoah deviendra, non plus un destin forcé gravé dans notre chair et âme mais une destinée historique dont les générations futures devront assumer la tâche d’y infuser contenu et substance ».1
Je commencerai par un aveu
Lors de son arrivée en Israël, ma mère, Rina Govrin (Regina-Rega Pauser-Laub), a choisi de passer une intervention chirurgicale destinée à éradiquer de son bras le numéro tatoué à Auschwitz. Lors de ma petite enfance, je « ne savais pas » que ma mère « avait été à la Shoah« , qu’elle avait survécu les Aktion au ghetto de Cracovie et les camps de Plashow, d’Auschwitz et de Birkenau, la marche de la mort et le camp de Bergen Belsen; qu’elle avait été sauvée grâce à la détermination d’un groupe de dix femmes qui avaient choisi le surnom de Zehnerschaft. Elle, ma mère, seule non pratiquante au sein de neuf femmes ultra-orthodoxes : elle n’a jamais raconté l’assassinat de son premier mari ou sa course effrénée derrière le camion contenant les enfants de la Kinderheim de Plashow, dont son fils âgé de huit ans, en route vers les chambres à gaz. J’ignorais également le fait qu’après la Libération, elle était devenue le commandant en chef de la Berih’ah, dans la zone britannique d’Allemagne, et responsable du transfert clandestin de trente mille déracinés en route vers la Palestine.
Ma mère a gardé le silence. Cependant, elle m’a transmis les entailles de son histoire, elles sont gravées en moi. De vagues images d’enfance, les contours de l’horreur et de la lutte, de la faiblesse et de la culpabilité, la force de survie et d’Eros : des zones de pré-mémoire enracinés au plus profond de la conscience, l’histoire, le mythe.
Vingt ans après sa mort, je ne pouvais plus m’esquiver, je me devais de raconter le souvenir enfoui, « me souvenir » de ce que je ne n’avais jamais vécu. Les longues années de déni, d’une question contournée, la mise à nu des entailles. J’ai essayé de cerner la mémoire de maman dans les labyrinthes de la pensée des femmes ayant survécu à ses côtés et qui étaient encore en vie, ainsi que dans les diverses archives, ou au cours d’un entretien avec le procureur allemand dans l’affaire de Hanovre où ma mère a témoigné contre l’un des officiers du ghetto de Cracovie, ou bien dans un rapport déposé au musée de la Haganah. Ce rapport relatait son activité et son rôle-clé au cours de la Berih’ah, fait que j’ai découvert grâce à une insignifiante note de bas de page dans un livre d’étude. J’ai également retrouvé des bribes du passé lors d’une rencontre inattendue avec la femme qui avait été, au ghetto de Cracovie, l’institutrice de la maternelle du fils de ma mère, mon frère, qui a été exterminé. Des fragments, comme ces lambeaux de tissus corporels recueillis sur le site meurtrier d’un attentat terroriste et qui redessinent les personnes, les événements.
Et ensuite ? La question : ces mêmes détails bouleversants, reflètent-ils l’histoire de ma mère ? Est-ce que la connaissance constitue une réalité ? La transmission de la mémoire signifie-t-elle l’acquisition de la connaissance ? Et quel est le « souvenir » de quelqu’un qui n’a jamais été là-bas ?
Quelle est l’origine de cette impulsion forcée, transmettre l’histoire – s’agit-il d’un devoir, d’une obligation ? Transmettre à qui ? Toucher le passé ? Le présent ? Et de quelles manières peut-on formuler, écrire la transmission de la mémoire, individuelle, collective ?
Parmi les bribes d’information, la fiction se présente, forcément.
Un élan d’imagination est essentiel pour l’historien ou pour toute personne, afin de rapiécer une histoire tissée d’évènements et d’une chronologie.
Le groupe « transmission de la mémoire et de la fiction »
Dès l’instant où la transmission de l’histoire m’a été imposée, j’ai compris que ce que j’ai vécu, tel le secret le plus intime, le plus personnel et le plus enfoui de ma vie, le secret qui a marqué le lien entre ma mère et moi, ressemblait, de manière bouleversante, au vécu de bien d’autres. Dès lors, l’histoire personnelle n’est plus individuelle mais collective. Ainsi, la mémoire de la Shoah est constituée d’une multiplicité de voix. Il serait dès lors impossible de cerner ses contours à moins d’écouter bien d’autres voix encore.
En 2011, je me suis adressée à l’Institut Van Leer à Jérusalem en vue de fonder un groupe de recherche aux voix multiples et aux vues diverses : un groupe qui étudierait la question, qu’est-ce que la mémoire de la Shoah, et non moindre, comment est-elle transmise de génération en génération et quel est son rôle. J’ai appelé ce débat « Transmission de la mémoire et fiction » étant consciente du fait qu’au-delà du savoir, il y a toujours une fiction qui relie entre ce même savoir et l’histoire, l’image de la conscience et le souvenir individuel.
Le groupe était constitué d’artistes, de chercheurs, de conservateurs de musées, d’historiens, de spécialistes dans la recherche du cerveau, et de psychanalystes, descendants de trois générations, d’origine et d’un background différent. Pendant trois ans, nous avons exploré ensemble la question de la transmission da la mémoire de la Shoah. Ce discours pluri-vocal nous a permis d’examiner de façon critique et sous divers angles, de quelle manière la mémoire avait été transmise jusque-là. Mais, le travail du groupe ne s’est pas limité à la spécialisation des membres car, exceptionnellement, à l’opposé de la recherche scientifique traditionnelle, le travail du groupe a encouragé la mise en place d’une plateforme pour des entretiens personnels axés sur la mémoire intime de chaque membre du groupe et l’impact complexe de ce souvenir dans la vie et la création de chacun. Ce débat, innovant, dans sa manière de relier la conscience collective et le ressentiment individuel, d’une part, et la recherche scientifique et artistique, d’autre part, a abouti sur des conclusions essentielles.
Entre la mémoire individuelle et la mémoire collective
La Seconde Guerre mondiale, et la Shoah en son sein, ont marqué un traumatisme dont l’ampleur sans précédent dans l’histoire de l’humanité a radicalement détourné le destin de dizaines de millions de personnes, ainsi que la destinée d’États et d’ethnies. Il est vrai que sous les amas de décombres, s’érigent des villes florissantes, les champs de la mort et les fosses communes ont été recouverts de champs fertiles, mais les séquelles profondes persistent. Les générations nées après ce déchirement portent en elles les traces au niveau des individus, des nations, des groupes ethniques et des États, et ces mêmes séquelles se répercutent directement ou indirectement, ouvertement ou non. La blessure saignante des survivants a été recouverte d’une croûte qui a estompé quelque peu la douleur et leur a permis de continuer à vivre, de se reconstruire et d’avoir des enfants. Mais, chaque nouveau choc risque de rouvrir la plaie jusqu’au sang. Le traumatisme individuel renferme des résidus impossibles à enfermer dans une formule ou un concept et les chercheurs en matière de cerveau, du psychisme et de la culture sont préoccupés par les manifestations tenaces de ces mêmes résidus traumatiques.2 Mais comparée aux chimères de la mémoire individuelle, la mémoire collective est reconstituée en fonction de divers intérêts. Et selon les mots de Saul Friedlander :
La transmission d’un traumatisme individuel se produit généralement dans un champ affectif relativement fermé, celui du parent et de l’enfant essentiellement, tandis que la transmission du traumatisme collectif répond à une dynamique très différente, entièrement dépendante de la fonction sociale qu’elle remplit. Cette fonction sociale viserait, entre autres, le renforcement de la cohésion nationale ou religieuse, ou, servirait à nourrir la ferveur d’un mouvement partisan, etc. Cette transmission collective dure jusqu’à l’aboutissement de sa mission. Elle disparait lorsque la visée en question perd de son importance. Si, au niveau individuel, la mémoire d’un traumatisme transmis peine à trouver une solution mais tend plutôt à disparaître avec le temps, sur le plan collectif, le traumatisme est surtout intégré dans un narratif plus large et cohérent, et donc transformé à partir d’un récit négatif et incompréhensible afin d’alimenter un mandat positif et stimulant pour la communauté.3
Le façonnage collectif de la mémoire de la Shoah, a débuté immédiatement à la fin de la guerre, pour servir les besoins idéologiques changeants de la société ou des États qui l’ont sculpté selon les époques et les lieux en question. Dans chaque secteur et contexte – laïc, religieux ou orthodoxe, en Israël ou en Diaspora, en temps de guerre et en temps de paix, la mémoire de la Shoah prenait une forme mythologique différente. Et ainsi le mythe national de « la destruction à la renaissance » devient « la shoah et l’héroïsme », jusqu’à relier la Shoah au discours politique axé sur la menace nucléaire contre l’État d’Israël – tout en préservant le traumatisme et la victimisation.
La déclaration « N’oubliez pas que vous étiez esclave en Égypte » établit, pour les générations à venir, des lois sociales visant à protéger les plus faibles. Shabbat est le jour où tout individu est en droit de se libérer du fardeau du travail et de faire une pause « pour se remémorer la sortie d’Égypte » – y compris l’esclave et la servante ou l’étranger à vos portes et, aussi, la bête de travail. La lutte hebdomadaire contre l’esclavage a donné naissance au jour de repos que le judaïsme a offert à la civilisation.
Plus de soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la transmission de la mémoire de la Shoah est essentiellement moulée dans le traumatisme : son décèlement, sa description, sa documentation et sa transmission aux générations ultérieures. On a tendance à concevoir la mémoire de la Shoah comme le souvenir soudé de l’extermination : la préservation d’une plaie ouverte. De même, la mémoire du traumatisme de la Shoah est ancrée dans la société israélienne et la brûlure est transmise de génération en génération. Les conclusions morales sont également fondées pour la plupart sur un effort destiné à s’exposer pour revivre le traumatisme. Mais ce traumatisme qui se répète, bouleverse une réhabilitation fragile et le blessé revit, une fois de plus, les réactions paralysantes causées par le saignement de la plaie. Ainsi, pour relever la société judéo-israélienne des séquelles des blessures de la Shoah, sa mémoire ne devrait plus se perpétuer en se fondant sur la préservation et la transmission du traumatisme.
Or, comment peut-on garder l’image de l’humain au cœur de la transmission du souvenir d’un évènement dont le noyau est l’extermination de l’homme ? Et comment dépasser le cap de la transmission de la mémoire tournée vers le passé pour en faire un engagement présent ? Ou, en d’autres mots, comment, après soixante-dix ans, pourrait-on transformer la mémoire de la Shoah pour qu’elle porte en elle « la responsabilité du souvenir » mais aussi ne pas oublier de « se souvenir avec responsabilité » ?
Les divers angles de la mémoire
Contrairement à la pensée courante qui condense la mémoire de la Shoah en un seul message collectif et pré-formulé, nous avons démontré, dans notre travail de groupe, et ce, à base d’une approche radicalement différente, à quel point notre mémoire individuelle résulte d’un choix personnel à multiples facettes et divers modes d’expression et dans quelle mesure il est essentiel de préserver la voix de l’individu dans la mémoire collective.
Les nombreuses facettes de la mémoire sont clairement présentes au sein de la génération des survivants – et tel que révélé dans le travail du groupe – également au sein des générations ultérieures. Le groupe a accueilli trois survivants éminents, qui ont raconté, chacun à son tour, comment ils ont choisi de façonner leur mémoire personnelle et professionnelle. L’historien Saul Friedlander a souligné la voix et le témoignage individuels, un concept qui lui a permis de générer un changement méthodologique dans l’étude de l’histoire de la Shoah. L’historien Dov Kulka, qui, enfant, a été déporté avec ses parents de Theresienstadt vers le camp des familles à Auschwitz, porte en lui la mémoire de la révélation de la domination du Mal dans le monde. L’écrivain Aharon Appelfeld, devenu orphelin à l’âge de huit ans, et ayant survécu tout seul, a placé l’amour au cœur de sa Shoah personnelle.
Les souvenirs de la guerre, la Seconde Guerre mondiale… J’espère que ça ne vous surprend pas… Pour moi, ces souvenirs sont liés à beaucoup d’amour. Un amour infini. Vivre dans le ghetto et voir comment les mères protègent leurs enfants, comment les parents, les mères, se privent de nourriture uniquement pour nourrir les enfants, les adolescents qui accompagnent leurs parents pour ne pas les laisser seuls, pour les protéger jusqu’au dernier moment. Lorsque je me pose la question – d’où je puise la force d’écrire – la réponse ne repose pas sur les scènes d’horreur mais s’inspire plutôt des manifestations d’amour qui existaient partout. Mon monde n’est pas ancré dans l’image du bourreau, ni du mal irréparable, du mal infini. Je suis resté parmi les humains et je les ai aimés.4
Les propos d’Aharon Appelfeld sont devenus notre point de repère lors de la conception du « cercle de mémoire en souvenir de la Shoah« , sous forme d’une mémoire qui cède la place d’honneur à l’humain et s’inspire de la tradition de la mémoire juive. Mais avant d’aborder ce point, je toucherai le sujet concernant les formes actuelles de la commémoration.
Modèles du mémorial chrétien de l’Holocauste
Un fait rarement abordé, mais qui s’est démarqué dans nos travaux sur la conception de la mémoire de la Shoah, montre que de nos jours, la mémoire est essentiellement formulée à travers la conscience occidentale qui est axée sur le sacrifice et la souffrance. Pour commencer, le terme de l' »Holocauste » – un terme latin signifiant « sacrifice consumé par le feu » – est mentionné pour la première fois par André Mauriac dans sa préface au livre d’Elie Wiesel, « La nuit ». Plus tard, Claude Lanzmann, réalisateur du film « Shoah« , a mené une bataille virulente pour remplacer le terme « Holocauste » par « Shoah« . Le terme de la Shoah dévoile la divergence fondamentale entre le judaïsme et le christianisme – entre l’abolition de la victime et son retour ; entre le narratif biblique, selon lequel le couteau a été mis de côté et Abraham n’a pas sacrifié son fils, et l’histoire de la crucifixion de Jésus, selon laquelle Dieu a sacrifié son Fils. Le supplice et la mort de Jésus sont le témoignage de la sainteté (Martyre, au sens étymologique), et selon la foi chrétienne, ils ont le pouvoir d’expier les péchés des fidèles. Cette signification attribuée à l’Holocauste trouve son reflet radical dans les propos du Cardinal de Lyon : « La mort d’un million et demi d’enfants juifs purifie nos prières ».
Mais les Juifs piégés dans l’appareil d’extermination nazie disposaient de schémas mythiques opposés à ceux de leurs meurtriers. Ils ont lutté non pas pour la sacralité de la mort mais pour la sanctification de la vie. Selon le Rabbin Yitzhak Nissenboim, qui a péri dans le ghetto de Varsovie : « C’est un moment de sanctification de la vie et non la sanctification de Dieu dans la mort. Avant, nos ennemis exigeaient notre âme, et le Juif sacrifiait son corps pour la sanctification de Dieu. Maintenant, le meurtrier exige le corps juif, et il est du devoir des Juifs de protéger leur corps, de préserver leur vie ». Au cœur de la Shoah, les Juifs ne se considéraient pas comme des martyrs et leurs souffrances et leur mort ne symbolisaient pas un témoignage de sacralité. Au contraire, face à l’anéantissement, ils ont lutté pour leur âme et leur vie, sous toute forme de résistance physique et spirituelle.
Cependant, la plupart des sites commémoratifs de la Shoah accordent une place centrale au système d’extermination nazie et à la souffrance des victimes. Le musée d’Auschwitz exhibe en détail le mécanisme de la mort, et non la lutte des prisonniers contre l’éradication de l’homme. Cette expression de la mémoire renforce et perpétue les terreurs du Mal également, les maintient et les reproduit. Le nazisme et ses mécanismes revêtent une dimension monstrueuse et bouleversante qui susciterait fascination et admiration tandis qu’elle éveille, de manière instinctive ces mêmes poussées, y compris chez ceux qui les redoutent. Pour leurs successeurs, tels les Néonazis et organisations terroristes, la mémoire de la Shoah centrée sur la représentation des victimes et la force du Mal devient une source prolifique d’inspiration perverse.
La conception de la Shoah selon le schéma du mythe chrétien comporterait également un facteur politique, car le mythe est profondément ancré dans la culture et il dépasse toute réalité.5 Ses mécanismes conscients ou cachés agissent de manière violente et dépeignent la réalité basée sur leur vocabulaire propre. Selon le mythe chrétien, le rôle de la victime est attribué à Jésus, et non pas aux Juifs. On leur a imposé le rôle d’infidèles qui trahissent la victime, Jésus, pour le livrer à ceux qui l’ont crucifié. Ainsi, tandis que la Shoah s’éloigne au fil du temps, le rôle de la victime initialement accordé (ou imposé) aux Juifs qui ont été assassinés – ce qui a suscité de la sympathie à l’égard du jeune État d’Israël – a été détourné du juif devenu un objet dissonant et octroyé à la victime palestinienne. Ainsi, le Juif, dans son incarnation israélienne, reprend son rôle traditionnel de sacrificateur (et cela sans sous-estimer la gravité du conflit et les dimensions de la souffrance, qui exigent des termes propres). Selon le schéma mythique rigide, le Juif-israélien redevient un sujet haï et l’objet d’un nouvel antisémitisme. Ces dernières années nous démontrent que dans la « course » pour l’obtention du rôle auréolé de la victime-offrande de la Shoah, les Européens revêtent également le rôle de victimes et les propos récents du président polonais mentionnant les victimes polonaises et les « bourreaux juifs » en sont la preuve.
La mémoire de la Shoah sous forme de victime-offrande sacrée s’est également infiltrée dans la mémoire judéo-israélienne. Comme déjà mentionné, lors des premières années après la Shoah, en pleine lutte pour la fondation et la mise en place de l’État d’Israël, la mémoire de la Shoah devenait « Shoah et Renaissance » et « Shoah et Héroïsme » (même si initialement seul l’héroïsme des combattants armés des ghettos a été souligné). En ce temps, l’usage du terme ‘Holocauste’ servait d’outil destiné à éveiller la conscience de l’Occident chrétien afin de bénéficier d’un soutien politique, militaire et économique. Mais, au cours des années ultérieures, l’aspect victimaire s’est infiltré dans diverses expressions se référant à la mémoire de la Shoah pour justifier certaines lignes politiques.
Par ailleurs, la mémoire de la Shoah dans son aspect victimaire, contribue à la scission de la société israélienne, provoquant une lutte destinée à définir « qui est la plus grande victime », « qui fait partie » et « qui n’en fait pas ». Cependant, la visée de l’extermination a été un destin commun qui a anéanti des communautés juives en Orient et en Occident et a menacé de détruire tout Juif où qu’il soit – y compris les colons juifs en Eretz-Israël, les Juifs des pays arabes déracinés, puis les Juifs des Nations alliées et de l’Union soviétique, qui ont envoyé un million de soldats au combat. Mais la mémoire de la Shoah, dans son aspect victimaire, préserve le traumatisme et perpétue les répercussions à long terme.
Mémoire active et transformative
« Cercle de Mémoire »
Afin de proposer un nouveau format pour nous souvenir de la Shoah, dans le cadre du jour destiné à la mémoire de la Shoah, nous nous sommes posé la question de savoir comment la mémoire deviendrait-elle une réalité pour tous, un destin partagé ? Comment façonner une mémoire de la Shoah visant à réparer les traumatismes en vue d’un engagement à long terme pour la correction de l’homme et de la société ? Comment sertir au cœur de la mémoire de la Shoah non pas le Mal nazi, mais la lutte pour l’image de l’humain, même au seuil de la mort ; non pas la sacralité de la victime, mais la révélation de la grandeur humaine de ceux qui ont péri, des survivants et des Justes parmi les Nations ? Comment graver dans la mémoire la clarté humaine au sein de l’horreur, cette rare lueur qui rayonne dans des conditions in vitro extrêmes ? Nous voulions concevoir une mémoire active, un facteur qui favoriserait un changement intérieur, un changement du monde, une mémoire qui attribuerait un rôle à chacun. Nous avons cherché à relier « la responsabilité du souvenir » avec l’engagement de « se souvenir avec responsabilité ».
Nous avons pensé au Seder de Pessah et à la façon de préserver la mémoire de l’esclavage en Égypte dans la tradition juive. La plupart des schémas actuels destinés à perpétuer la mémoire de la Shoah comportent des moments de recueillement, cérémonies de commémoration, projections de films, conférences. Et il y a aussi la narration poignante qui tend à noyer l’individu dans la foule et dans la passivité. En revanche, lors du Séder de Pessah, tous les hôtes installés autour de la table, du plus petit au plus grand, participent activement à la cérémonie. Chaque individu doit se considérer comme s’il « était sorti d’Égypte ».
En effet, comparé à des schémas de commémoration qui dépeignent ou reproduisent l’événement passé face à un public passif (telle la messe qui ressuscite le Christ à travers les symboles du vin et de l’hostie) la mémoire juive est un moment actif qui contemple le passé pour pouvoir agir au présent. Ce n’est pas une représentation mais une transformation. Lors de l’esclavage en Égypte et le décret de « tous les fils nouveau-nés seront abattus », le peuple juif était sur le point de disparaitre. En dépit de cela, la mémoire de l’Égypte ne constitue pas un transfert du traumatisme mais une lutte continue contre les facteurs de l’événement : l’esclavage et la servitude, qui sont toujours présents. La déclaration « N’oubliez pas que vous étiez esclave en Égypte » établit, pour les générations à venir, des lois sociales visant à protéger les plus faibles. Shabbat est le jour où tout individu est en droit de se libérer du fardeau du travail et de faire une pause « pour se remémorer la sortie d’Égypte » – y compris l’esclave et la servante ou l’étranger à vos portes et, aussi la bête de travail. La lutte hebdomadaire contre l’esclavage a donné naissance au jour de repos que le judaïsme a offert à la civilisation. Même lors du dîner du Seder, nous ne restituons pas les horreurs de l’esclavage, et il ne reste plus que le symbole minime du Maror sur le plat de Pessah. Mais chaque année, nous ne manquons pas de narrer la sortie d’Égypte en tant qu’esclaves – « Cette année nous sommes esclaves ; l’an prochain puissions-nous être libres ». Ce n’est que « l’année prochaine », après la lutte que nous aurons menée contre l’esclavage intérieur – existentiel ou social, que nous deviendrons libres. Lors du Seder de Pessah, nous avons ordre non seulement de raconter la sortie d’Égypte, mais aussi de quitter ici et maintenant l’esclavage et se diriger vers la rédemption.
Le « Cercle de mémoire » pour le Jour de la Shoah serait donc une sorte de « Haggadah » pour un « Seder de la Shoah« , qui depuis 2016 est diffusé par l’Institut Hartman auprès de milliers de participants depuis les écoles et les mouvements de jeunesse jusqu’au lieux de travail ou au sein des familles6 Il s’agit d’un cercle de mémoire existentielle mené par des participants actifs. La Haggadah comprend des lectures, des témoignages, des débats, des prières et des chants ainsi que des moments de silence. Ce recueillement collectif devient une gerbe de voix qui commémore la Shoah. Lorsque ce cercle de rassemblement est marqué d’un témoignage, les participant joignent leurs voix aux survivants et transmettent ainsi la mémoire de génération en génération. Ce cercle de rassemblement nous invite, tous, à participer à la création de la mémoire vivante. Raconter notre histoire et l’histoire de notre famille, allumer une bougie en mémoire de nos proches qui ont péri et prendre part active à la lutte contre l’éradication de l’humain.
Le cercle de mémoire pour le jour de la Shoah est une cérémonie qui se déroule sur deux axes – du deuil vers l’éveil, et de la responsabilité du souvenir vers la revendication de se souvenir avec responsabilité. La suite des chapitres devient un processus actif, réflexif et transformatif pour l’individu et pour la communauté mémorielle qui s’est formée :
Lors de la première partie de ce « rassemblement », basée sur la « responsabilité du souvenir », les participants assument le principe « remémorons-nous même si nous n’y étions pas, même si nous n’avons pas traversé ou vécu ces moments » et même « si nous ne ressentons aucune appartenance ». Le destin collectif qui a imposé l’extermination des Juifs devient au présent un choix de participation. Au moment du « Elle Ezkera » (Ceux dont je me souviendrai), chaque participant mentionne les origines de sa famille de l’Orient et de l’Occident, d’Europe et des pays arabes, et la vie juive avant la destruction. Lors de la lamentation, les participants évoquent la mémoire des morts et des survivants, lisent des témoignages, chantent et chacun allume une bougie en mémoire de ses proches. Après avoir cerné le « Mal », qui guette l’individu et la société, hier et aujourd’hui, le « cercle de rassemblement » se penche sur la lutte contre l’anéantissement et l’éradication de l’homme, dans toutes ses voies de résistance. C’est le combat des individus et des groupes, des Juifs et des Justes parmi les Nations. Cette lutte met également en relief l’héroïsme du lendemain de la Guerre, le courage des survivants et des déracinés qui ont puisé des forces pour se relever afin de construire une nouvelle vie : « Et tu choisiras la vie ». Leur contribution dévouée à la construction du pays est remarquable.
La seconde partie du « Cercle de mémoire », « se souvenir avec responsabilité » vise le présent et l’avenir: « Et tu te souviendras que tu as été un esclave ». Les participants mènent un débat ou une étude sur les défis posés par la mémoire de la Shoah à l’égard de l’l’individu, de la société, de l’État d’Israël, du peuple juif et de tous les peuples au présent, et ils décident d’agir pour que la mémoire de la Shoah devienne un engagement. À la fin du « rassemblement », comme à la fin de « la Shiva », les participants confient aux autres cette expérience de se lever du deuil vers la vie.
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La Shoah a été l’anéantissement d’autrui – de l’autre – l’être humain aussi : six millions de Juifs, ainsi que, les handicapés, les Tsiganes, les homosexuels, suivis des Slaves, des Russes, des Polonais et d’autres qui ont été définis comme à la marge de l’illusion démente de la race supérieure. L’extermination a commencé par l’ostracisme, l’humiliation, l’effacement d’identité et s’est poursuivie avec le meurtre et l’effacement de tout souvenir de ceux qui ont péri.
La démence meurtrière de l’anéantissement a pris au piège des millions de victimes contraintes et réduites à un état d’impuissance. Mais même dans le filet de la mort et dans les roues de la machine assassine, les Juifs pris au piège ont lutté autant que possible pour survivre. Ils ont mené un combat féroce pour leur survie physique, et se sont débattus contre les mécanismes de l’anéantissement, contre l’effacement humain. Ils ont lutté pour préserver leur dignité humaine, et ce, par tous les moyens : les réseaux de résistance, les combats armés, réseaux de secours et de passe, organisations d’entraide et de soins médicaux, création d’orphelinats et soutien jusqu’à la mort. Ils ont combattu pour préserver leur dignité humaine par tous les modes d’expression, que ce soit la rédaction de journaux intimes, le dessin ou la prière, et la capacité d’offrir une tranche de pain à autrui, tendre la main ou apporter leur soutien, même au seuil de la mort.
Aux côtés de la lutte menée par les Juifs, victimes par contrainte, pour la vie et l’humanité, un rayon de lumière éclaire la monstruosité de la Shoah, la grandeur d’âme exemplaire des Justes parmi les Nations – ceux qui, à l’opposé de la masse qui s’est limitée à ne rien faire, ont risqué leur vie et celles de leurs proches. Ils ont sauvé des vies. Issus de toutes les couches sociales, qu’ils soient chrétiens, musulmans ou de culte oriental, leurs actes de grâce et de courage était inspiré pour chacun d’eux des valeurs morales et humaines puisées dans la religion et la culture de chacun d’eux. Selon la tradition juive, leur œuvre reflète les mots « qui sauve une vie, sauve le monde entier ». Contrairement à Caïn qui se décharge de la responsabilité du meurtre de son frère Abel, « Suis-je le gardien de mon frère ? » ils diraient, « Je suis le gardien de mon frère ! ». L’exemplarité des Justes parmi les Nations offre une opportunité unique pour la formulation d’une éthique humaine comportant les perspectives, les sensibilités et le fondement mythique des trois religions monothéistes et des autres cultures du monde.
Le cœur de la mémoire nous invite à renforcer la lutte de l’humain face aux tentatives visant à l’effacer et insuffler de la lumière dans la flamme de nos vies.
Espérons que le jour de la mémoire de la Shoah, ou la Journée internationale de l’Holocauste, deviennent la « Journée de la Shoah et de l’Homme », destinée à marquer la lutte pour la protection de l’homme et de l’humain face aux tentatives de l’exterminer. Espérons pouvoir transformer la responsabilité du souvenir, en un engagement de se souvenir avec responsabilité. Afin que la mémoire de la Shoah devienne un combat présent dans le temps et l’espace, à l’encontre du nazisme, du fascisme et du Mal sous toutes ses formes, jadis et aujourd’hui. La Journée de la Shoah et de l’Homme pourrait, ici et maintenant, lors de moments de crises ou de détresse, de l’individu ou de la société, devenir un point de référence dans la lutte pour la dignité de l’homme quel qu’il soit.
Le visage surélevé de Fanny Haim, sur la place des déportations de Ioanina, nous le demande.
note:
- Extrait de « Minshar Hanitzolim » [Le manifeste des survivants], écrit par Tzvi Gil, Raoul Teitelbaum, le professeur Israel Gutman, et le Président de Yad-Vashem, Avner Shalev, Yad Vashem, 2002.
- La psychanalyste Yolanda Gampel, membre du groupe de discussion, a tenu à souligner les limites du terme « traumatisme » – généralement lié à un événement personnel, unique et hors du commun – par rapport à un événement qui embrasse des millions de personnes pendant des années et qui, pour les survivants, a effacé le monde qui a précédé y compris des points de repères qui seraient destinés à la réhabilitation. Elle a également proposé l’image des retombées radioactives pour le déchirement causé par la Shoah.
- Conférence Institut Van Leer.
Le neuropsychologue Eli Vakil, a expliqué l’importance de l’oubli pour attribuer un sens à un traumatisme, tant au niveau personnel qu’au niveau collectif :
« Depuis mon adhésion à ce groupe de discussion sur la mémoire et la fiction dans le contexte de la Shoah, j’ai beaucoup pensé au rôle de l’oubli par rapport à l’Holocauste. Selon des recherches récentes, les individus dotés d’une mémoire absolue ne sont pas à envier. Il s’agirait d’une lacune cérébrale. Un exemple : lorsque vous mentionnez une date à un individu et il vous dit de quel jour il s’agit, et vous relate en détail ce qu’il a fait lors de ce même jour, comme si cela s’est passé aujourd’hui ou hier. Nous aurions tendance à les envier mais loin de là, ces personnes souffrent profondément et il est impossible de fonctionner dans ces conditions.
Par conséquent, en nous considérant ainsi, en tant que nation, et non en tant qu’individus, si nous nous limitons à préserver et à répéter tous les détails, nous aurons du mal à fonctionner. Nous devons nous rappeler de ces détails, mais ils doivent se trouver en arrière-pensée, pour en extraire les significations et dépasser les souvenirs extrêmement spécifiques. Il faudrait comprendre que se souvenir, ce n’est pas seulement savoir ce qui s’est passé mais avoir une vue d’ensemble, se dire, tiens, qu’est-ce que cela signifie pour moi maintenant ? Plus que la compréhension des évènements affectant un endroit ou une communauté, il faudrait saisir le déroulement. Qu’est ce qui a motivé un peuple dans sa volonté d’anéantir un autre peuple ou d’autres peuples ? En considérant cela en termes présents, ici et maintenant. Qu’est-ce que ça signifie pour moi en tant qu’Israélien, en tant que personne qui vit dans un État souverain et indépendant, fort et puissant, dans un pays où il y a des gens, des minorités, des personnes autres ? C’est une manière de se relever du passé et de le transférer ainsi que sa signification vers notre présent actuel. C’est ce que j’en retire » (Exposition « Qu’est-ce la mémoire Soixante-dix ans après, Institut Van Leer, 2015).
- Mots prononcés à l’Institut Van Leer.
- Voir encore : Michal Govrin, Martyres et survivant, Réflexion sur la dimension mythique de la « guerre pour l’histoire » in : Les Temps Modernes, No 624.
- Une version en français est en préparation, traduit par Valerie Zenatti et adaptée par la communauté d’Adath Shalom à Paris.